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UNESCO • ISTITUTO ITALIANO PER GLI STUDI FILOSOFICI

Avertissement à l’Europe
Avenir et perspectives de l’humanisme européen
(Luminis vestigium in tenebris)

Emmanuel Anati • Maurice Aymard • Tanella Boni • Romeo De Maio • Ahmad Djalali • Marc Fumaroli • Pierre Hadot  Yves Hersant • Peter Kampits • Peter Kemp • William Mcbride • Werner Oechslin • Diamante Ordine • Carlo Ossola  Krzysztof Pomian • Giovanni Puglisi • Bernard Quemada • Luca Maria Scarantino • Alain Segonds • Vassilis Vassilikos.

...L’invraisemblable déchéance de la culture et la régression morale par rapport au XIXe siècle (que nous sommes forcés de constater pour nous conformer à la vérité) ne sont pas le résultat de la guerre, encore qu’elle ait pu les favoriser. Elles étaient déjà auparavant en cours d’accomplissement. C’est un phénomène du siècle, déterminé en premier lieu par la montée des masses et leur arrivée au pouvoir, comme José Ortega y Gasset l’a très brillamment dépeint dans son ouvrage La Rebelión de las masas[...]. Ortega décrit excellemment l’intrusion des masses nouvelles dans une civilisation dont elles se servent comme d’une force de la nature, sans connaître ses postulats fort compliqués, donc sans les respecter le moins du monde. Un exemple de leur comportement, à l’égard des prémisses auxquelles elles doivent la vie: elles écrasent la démocratie libérale ou, pour parler plus exactement, elles l’utilisent pour la détruire. Il est fort possible que, avec l’amour puéril et primitif qu’elles portent à la technique, elles provoquent également son déclin, parce qu’elles ne soupçonnent pas que celle-ci n’est que le résultat utilitaire d’une recherche libre et désintéressée, menée au nom de la connaissance, et parce qu’elles méprisent l’idéalisme et tout ce qui s’y rattache, en conséquence la liberté et la vérité. Parler de mentalité primitive s’impose en l’occurrence[...]. La chute de niveau presque soudaine dans le public, la régression et le retour à la mentalité primitive, non seulement totalement insensible aux nuances, mais les haïssant farouchement, tout cela est un phénomène que le XIXe siècle n’eût jamais pu concevoir, car il croyait à la durée. Nous sommes en présence d’un phénomène effrayant précisément parce qu’il ouvre la voie à des virtualités tellement plus vastes, et montre que des valeurs supérieures acquises se perdent et peuvent tomber dans l’oubli et que la civilisation n’est nullement à l’abri d’un tel sort[...]. Je le répète, la guerre n’a pas provoqué la régression culturelle mais n’a fait que la précipiter et l’accentuer. Ce n’est pas de la guerre que vient cette immense vague de barbarie excentrique, de ces mœurs brutales de champ de foire des foules démocratiques, primitives, qui déferle sur le monde. Elle s’est bornée à la soulever, à renforcer sa masse brutale, de même qu’elle n’a pas provoqué le déclin, le dépérissement de notions moralisatrices bonnes et sévères — comme la culture, l’esprit, l’art, l’idée — mais n’a fait que les accélérer. Ce sont des idées datant des époques bourgeoises, un bric-à-brac idéaliste du XIXe siècle. Et en fait, le XIXe siècle fut avant tout une époque idéaliste. A quel point, on le constate aujourd’hui avec une sorte d’attendrissement. Non seulement il croyait aux bienfaits de la démocratie libérale, mais aussi au socialisme, c’est-à-dire à un socialisme désireux d’élever les masses, de les instruire, de mettre à leur portée la science, l’art, les biens culturels. Aujourd’hui, on est convaincu qu’il est à la fois plus important et plus facile de les dominer, en cultivant de plus en plus l’art grossier d’influencer leur mentalité, c’est-à-dire en substituant la propagande à l’instruction — non, semble-t-il, sans le consentement intime des masses à qui une technique d’habile propagande paraît au fond plus moderne et plus familière que toute idée d’éducation. Elles peuvent être organisées et il se révèle qu’elles acceptent avec gratitude n’importe quelle organisation, quel que soit son esprit, fût-ce un esprit de violence. La violence est un principe extraordinairement simplificateur. Rien d’étonnant si les masses la comprennent. […] Le rôle que l’esprit joue sur terre, depuis des dizaines d’années déjà, est des plus singuliers. Il s’est tourné contre lui-même, s’est d’abord pris pour cible de sa propre ironie, puis, avec pathos, s’est renié en faveur de la vie et des forces inconscientes dynamiques de l’élément créateur (seules dispensatrices de vie) maternel et chthonien, du monde souterrain sacré et fécond. Nous connaissons tous ce retournement de l’esprit contre lui-même, contre la raison qu’il a maudite et vouée aux egémonies parce que meurtrière de la vie. C’est un spectacle audacieux et fascinant, mais un peu troublant par sa nature, et l’on aurait donc peut-être mieux fait de ne pas laisser un trop grand public y assister. Il est clair que la lutte contre l’idéalisme a débuté au nom de l’idéalisme[...]. Cette différence n’apparaît plus nettement aujourd’hui à tout un chacun. La polémique passionnée de Nietzsche contre le platonisme, le socratisme, le christianisme, était celle d’un homme qui avait plus d’affinités avec Pascal qu’avec César Borgia ou Machiavel. C’était l’ascétique triomphe d’un chrétien-né. La lutte de Marx contre la notion de vérité et de morale de l’idéalisme allemand lui ressemblait beaucoup — il la mena par idéalisme, au nom d’une vérité et d’une justice nouvelles, et non par mépris de l’esprit. Ce mépris était réservé à des décennies qui donnèrent à cette révolte idéaliste contre l’idéalisme une nuance romantique, et lui conférèrent ainsi de dangereuses possibilités de diffusion populaire. Elles ne virent pas — ou elles s’en moquèrent — les dangers pour l’humanité et la culture, inhérents à tout anti-intellectualisme intellectuel, le germe réactionnaire inclus dans une telle révolution, les sinistres abus que pouvait en faire une réalité où elle devient en un tour de main un sauf-conduit pour le non-intellectualisme, l’anti-intellectualisme pur sang, pour toute indécence humaine, tout mépris farouche de la vérité, de la liberté, de la justice, de la décence humaine. Il faut bien constater que l’esprit n’a pas eu le sens de sa responsabilité, il ne comprit pas que le moral va de pair avec l’intellectuel, qu’ils s’élèvent et tombent ensemble, et que le mépris de la raison entraîne en morale le retour à l’état sauvage[...]. Le petit-bourgeois venait d’apprendre que la raison était supprimée, qu’on avait le droit de vitupérer l’intellect, que ces épouvantails — de quelque manière alliés au socialisme, à l’internationalisme et même à l’esprit juif — étaient sans doute responsables de sa misère, et, avec l’autorisation des pouvoirs suprêmes, il pensa à l’encontre de la raison[…]. Encore un peu de temps et ces penseurs s’arrogeront partout le pouvoir de réaliser leurs «idées», et d’en faire hardiment et violemment de l’histoire. Et l’histoire se modèlera à leur image.[…]. Parmi les idées européennes que, grâce à son élévation, il croit définitivement abolies – vérité, liberté, justice –, c’est la vérité qu’il hait le plus et qui lui paraît la plus inadmissible[...]. Le problème de la vérité, de la vérité dans son éternité absolue conditionnée par la vie, la vérité dans son éternité et dans son évolution, est un problème de la plus grave importance morale. Qu’est-ce que la vérité ? Ce n’est pas seulement le patricien romain sceptique qui pose cette question, c’est la phisosophie elle-même, l’esprit critique qui refléchit sur lui-même. Il donne son adhésion à la vie, il convient qu’elle a besoin de la vérité, que celle-ci lui vient en aide et la favorise. «Seul est vrai ce qui encourage la vie»[...]. Observer la faiblesse du vieux monde cultivé devant le déchaînement de ces Huns, son recul égaré, troublé, est vraiment un spectacle inquiétant. Intimidé, comme frappé de stupeur ne sachant ce qui lui arrive, il abandonne une position après l’autre avec un sourire consterné et semble vouloir avouer qu’ «il ne comprend plus le monde». Il s’abaisse au niveau spirituel et moral de l’ennemi mortel, adopte ses tournures stupides, s’accommode de ses lamentables catégories de pensée, de l’esprit buté et sournois de ses idiosyncrasies, de ses alternatives dictées par la propagande, sans s’en apercevoir. Ce monde est peut-être déjà perdu. Il l’est à coup sûr, s’il ne s’arrache pas à cette hypnose, n’arrive pas à reprendre conscience de soi. Tout humanisme comporte un élément de faiblesse, qui tient à son mépris du fanatisme, à sa tolérance et à son penchant pour le doute, bref, à sa bonté naturelle, et peut, dans certains cas, lui être fatal. Ce qu’il faudrait aujourd’hui, c’est un humanisme militant, un humanisme qui découvrirait sa virilité et se convaincrait que le principe de liberté, de tolérance et de doute ne doit pas se laisser exploiter et renverser par un fanatisme dépourvu de vergogne et de scepticisme. Si l’humanisme européen n’est plus capable d’un sursaut qui rendrait ses idées combatives, s’il n’est plus capable de prendre conscience de sa propre âme, avec une vigueur, une force vitale fraîche et guerrière, alors il périra, et une Europe subsistera, qui continuera à porter ce nom à titre purement historique, et devant laquelle il vaudrait mieux chercher refuge dans l’indifférence de l’intemporel.

THOMAS MANN, Avertissement à l’Europe! (1935)

Yves

Contrairement à son frère Heinrich, Thomas Mann n’a certes pas été un Européen de la première heure; vers 1918, son aversion pour l’«européanisme» s’est même exprimée avec violence. Pourquoi a-t-il fait volte-face? Pourquoi, pendant les décennies suivantes, a-t-il constamment mené de pair l’écriture romanesque et la réflexion sur l’Europe, sans les dissocier d’une méditation sur les fondements de l’humanisme moderne? Ces questions ne sont pas purement anecdotiques, ni ne relèvent de la seule histoire littéraire. Le parcours de Thomas Mann, jalonné de nombreux appels à la conscience européenne — parmi lesquels le célèbre et néanmoins méconnu «Achtung Europa!» d’avril 1935 —, a gardé toute sa valeur exemplaire, comme a conservé sa pertinence l’ultimatum de l’écrivain: car aujourd’hui comme hier (semblablement-mais-différemment), «faute d’un humanisme européen capable d’un sursaut qui rendrait ses idées combatives», l’Europe s’expose à un suicide collectif. S’il importe d’écouter Thomas Mann, dans le contexte actuel, c’est d’abord parce que l’auteur de La Montagne magique envisage l’Europe comme civilisation tout à la fois menaçante et menacée. C’est ensuite parce qu’il incite, de manière scandaleuse pour les adorateurs du Veau d’or, à joindre étroitement l’interrogation européenne et la création littéraire. C’est enfin, et peut-être surtout, parce qu’il pose avec acuité, avec ironie parfois, la question décidément gênante (qui devait, dans une autre perspective, nourrir un débat entre Heidegger et Ernesto Grassi) d’une philosophie humaniste. En notre siècle, comment concevoir un humanisme qui ne croule pas sous le poids mort du passé, ni sous les illusions du sujet, mais qui soit mémoire féconde, ouverte sur une quête toujours risquée? Comment envisager un humanisme qui ne se limite pas aux humanités — sans les abandonner pour autant en cette époque de détresse —, et qui ne se résume pas à la défense incantatoire des droits de l’homme, mais qui défende l’homme contre l’humain, c’est-à-dire contre la détermination par un état de la culture ou de la société?

YVES HERSANT

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